Ceci est un ensemble de réflexions peu ordonnées, quasiment une prise de notes. Peut-être pourront-elles intéresser des gens et leur donner quelques points de réflexion sur un sujet qui m’a obsédé pendant un bon moment. Peut-être pas. Il s’agit d’une synthèse assez lapidaire de mes angoisses, lectures et réflexions sur le sens de la vie, qui a toujours été en arrière-plan de ma vie depuis que j’ai 16 ans, avec la lecture de Spinoza puis Paul Diel. Elle s’est ravivée il y a environ un an quand j’ai lu Le mythe de Sisyphe de Camus, qui nous explique que la vie est absurde mais qu’il faut quand même la vivre. C’est puissant, mais c’est aussi un peu vertigineux. Ci-dessous sont quelques faibles tentatives d’apporter à mes propres pensées un peu d’ordre.
L’absence de sens.
Quand on a tué Dieu, que reste-t-il ?
Nietzsche nous a mis en garde de notre tendance à remplacer Dieu par son équivalent laïc : le Bien, le grand soir, le Progrès.
Mais si l’on s’efforce de ne pas recréer Dieu, à quoi nous raccrocher ?
Lordon a écrit quelque part : la question du sens est paradoxale, car l’humain crée lui-même le sens qu’il donne à sa vie.
Référentiels de sens
Si on choisit d’adhérer à un sens de la vie qui est très éloigné du sens commun, on a un intérêt à ne pas changer d’avis plus tard. Si on décide qu’on vit pour tuer, revenir sur cette décision peut nous coûter très, très cher.
Indépendamment du choix d’un référentiel de sens particulier, on peut donc étudier les relations entre les différents référentiels.
La joie a tendance à donner du sens et la souffrance à en enlever ; et choisir un référentiel très éloigné du référentiel moyen dans lequel on baigne peut générer de la souffrance, tandis qu’à l’inverse, s’aligner sur le référentiel moyen, pour peu qu’on arrive à s’y conformer suffisamment, est plutôt joyeux.
Une méta-valeur raisonnable peut donc être la joie apportée par un référentiel, car un référentiel qui est source de joie a de bonnes propriétés de stabilité : il s’auto-soutient, contrairement à des référentiels générateurs de tristesse qui contiennent le germe de leur propre abandon.
Pour que la stabilité soit réelle, la joie doit elle-même être stable, et non passagère et soumise à des épisodes chaotiques de tristesse. Un référentiel de joie stable organise l’effacement du questionnement même sur le sens, de son propre questionnement, puisque c’est l’affect qui crée le sens (« C’est l’affect qui crée la valeur », Lordon (qui reformule Spinoza), La condition anarchique).
La notion de joie stable permet de faire le lien avec la méta-valeur de conformité à la raison chez Spinoza (Lordon, La condition anarchique, « Ce qui vaut vraiment »), qui est d’après ce dernier le « bien véritable » « dont la découverte et l’acquisition [nous] feraient jouir pour l’éternité d’une joie suprême et continue » (Spinoza, Traité de la réforme de l’entendement).
Bien sûr, la méta-valeur de stabilité et d’effacement de son propre questionnement peut être elle-même remise en question, en principe. Les méta-valeurs ne valent pas mieux que les valeurs qu’elles organisent. Mais en pratique, qui les remettra en question, si le principal intéressé ne le fait pas ? Et ne va-t-on pas vers des objections de plus en plus théoriques et de moins en moins soutenables ?
Réflexion en passant : un référentiel stable est-il vraiment désirable ? Quid de celui du Meilleur des mondes, d’Aldous Huxley qui est stable, joyeux et d’un certain point de vue rationnel, mais que la plupart d’entre nous rejettent instinctivement ? Comment le justifier ? Argument de puissance ? (C’est la piste que suggère Lordon, eh oui, toujours lui.)
Bien sûr comme le souligne Lordon, la limitation de la méta-valeur de joie stable / raison spinoziste réside dans son faible pouvoir de résolution : c’est une règle très difficile à utiliser dans bien des cas. Particulièrement en matière politique. Ainsi, même si on accepte la raison comme méta-valeur, on reste condamné à errer. Pour citer encore Lordon :
Placer sa vie sous la conduite de la raison, c’est atteindre, par le troisième genre de connaissance, « la plus haute satisfaction de l’esprit qu’il puisse y avoir » (Éth., V, 27), une joie stable, inaltérable même, en fait l’expérience d’une « certaine espèce d’éternité » – et cela est vrai. Mais ce « placement » n’est pas simple, et entre-temps il faut essayer d’errer le moins mal possible. Or nous errerons. Tant que nous ne sommes pas dans « l’autre monde » à l’intérieur de ce monde, le monde des affects actifs – et Spinoza nous dit que nous n’y serons jamais complètement –, nos adhérences axiologiques continueront d’avoir tous les caractères usuels de l’anarchie. C’est-à-dire la même impossibilité de se prévaloir d’un fondement, la même exposition au risque d’une menée axiomachique adverse, la même instabilité. Toutes les fois où l’affect commun axiologique ne parviendra pas à calmer complètement l’aperception rationnelle du vide, toutes les fois où l’absence de l’ancrage absolu se fera de nouveau mordante, il faudra assumer le décisionnisme des affects. À la fin des fins, dans le monde de la servitude passionnelle, et sur un grand nombre de sujets (tous ceux où l’exemplar ne suffit pas à nous aider à nous orienter), à la question « pourquoi ? », il faudra assumer qu’il n’y a pas de réponse. Pas de réponse ultime autre que : « Parce que ! » « Parce que ! » est le fond de la réponse conative. Car c’est ainsi que procède le conatus : par affirmation. Plus même : il est affirmation. Après avoir beaucoup argumenté, beaucoup justifié, présenté des principes, accepté de discuter la valeur des principes en invoquant des principes supérieurs, et puis remis en question la valeur des principes supérieurs à leur tour, remonté toute la chaîne des généralités, on devra se rendre à la butée de la parole terminale, et consentir à ce qu’elle soit ce qu’elle est : « Pour moi, pour nous, c’est comme ça. » « Pour nous », c’est-à-dire d’après notre affect, d’après notre ingenium. Quand toutes les raisons ont été épuisées, quand aucune n’est parvenue à conduire dans une ultime et inexpugnable redoute, il ne reste que cela : le dernier mot, affirmatif, denotre conatus en son pli particulier.
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