Il observait la chambre dans laquelle il se trouvait. Ce n'était pas sa chambre. Il revenait de la salle de bain dans laquelle il s'était préparé pour la première nuit de ses dix-huit ans. Sa salle de bain. Celle de l'appartement qu'il partageait avec une de ses amoureuses. Il en était sorti, fraîchement douché, ne portant que son binder et un pantalon de pyjama confortable, il avait traversé le couloir, pris la première porte à gauche et s'était retrouvé… pas dans sa chambre.
Celle-là était bien moins rangée, le grand lit à baldaquins qu'elle contenait était défait, la couette roulée en boule au bout du lit. Le matelas était encadré de voilures blanches semi-transparentes et une guirlande enroulée tout le long de la tête de lit éclairait doucement la pièce.
« Salut. » Il sursauta en l'entendant. Elle était comme apparue dans un coin de la pièce, à côté d'une petite étagère dont débordaient des fringues vaguement pliées. Il ne répondit pas de suite. Elle portait la longue robe verte et noire qu'il lui connaissait. À son cou était attaché le traditionnel collier en argent assorti d'un pendentif d'améthyste. Il savait que c'était sa tenue des grands jours, lui commençait à se sentir un peu miteux en comparaison, mais il pensait devoir aller dans son lit et s'endormir avant que ça se produise.
« Je suis pas la fée des dents tu sais ? Dit-elle avec un sourire doux.
– Tu… Comment-tu as fait ça ?
– Je sais pas trop, elle haussa les épaules, je sais juste quand le moment arrive pour l'un de vous et ensuite tout se fait plus où moins tout seul. Tu veux qu'on s'installe ? »
Elle lui indiqua le lit avec un signe de tête et, sans attendre sa réponse, entreprit d'y mettre de l'ordre. Elle étendit une couverture noire qui avait l'air aussi douce qu'un chat et la recouvrit avec la couette avant de s'asseoir sur le côté. Il grimpa lentement dessus et s'allongea sur le dos, le regard fixé au plafond, les doigts croisés sur le ventre. Des cheveux roux firent irruption dans son champ de vision. Elle le regardait d'un air amusé.
« Tu avais aussi le droit de rester assis, annonça-t-elle en pouffant, mais j'imagine que j'aurais pu être plus claire. Tu sais ce dont tu as envie pour ce soir ? »
Il ne savait pas qu'il était sensé y avoir réfléchit. En fait, il lui semblait que tout le monde l'avait prévenu mais que personne ne lui avait expliqué. « Prépare-toi, dès que tu auras dix-huit ans elle va te sauter dessus. » C'est comme ça qu'on se présentait les choses dans la communauté. Elle était là, tout le monde la connaissait et elle était supposée sauter sur tous les mecs trans à leur majorité. Elle était détestée pour ça. Lui n'avait jamais réussi à réconcilier cette vision d'elle en tant que prédatrice avec la personne qui l'avait accueilli à bras ouverts le jour où il a du s'échapper de chez lui à cause de ses parents, ni avec celle qui semblait s'être construite une famille d'amour, d'amitié et de tendresse sans fin en dépit des rumeurs et des épreuves qui la suivaient.
Pourtant voilà, il avait dix-huit ans depuis moins de vingt-quatre heure, il était dans sa chambre, allongé sur son lit et elle se trouvait toute sourire, penchée sur son visage. Prête à lui sauter dessus ? Il avait beau savoir que c'était inévitable, il commençait à être un peu anxieux. N'avait-il pas son mot à dire ? Que valait son consentement face à ça ?
« Alors ? Tu as une idée ?
– Pas vraiment, il hésita, je savais pas que j'avais mon mot à dire en fait.
– C'est ta nuit tu sais, pas la mienne… »
Un voile passa furtivement sur son visage. Maintenant qu'il y pensait, il l'observa plus en détail et remarqua un air qu'il lui connaissait déjà. Sous la chaleur de son sourire il percevait aussi un abattement, une fatigue. C'est ce qu'elle laissait échapper parfois quand elle prenait du recul au cours des évènements qu'elle aidait à organiser, qu'elle s'asseyait seule dans un coin et pensait que personne ne la remarquait plus. Il se rendit soudain compte qu'elle était si proche de son visage que la pointe de son améthyste reposait sur le binder qu'il avait enfilé avant d'arriver. Ses cheveux avaient une odeur de lavande.
« Je crois que j'ai envie de t'embrasser. Mais je suis pas tout à fait sûr.
– Tu peux si tu en as envie. J'aimerai ça, c'est agréable de s'embrasser. Par contre je préfères que tu sois sûr de toi donc on peut attendre si tu préfères. D'ailleurs cette nuit, tout ça… Tu n'es obligé de rien et ça ne t'engage à rien. C'est juste… Je sais pas pourquoi ça se produit, mais ça se produit alors autant passer les meilleurs moments possibles et pour ça il faut que tu sois à l'aise. Moi je suis à l'aise avec beaucoup de choses et je sais dire quand quelque chose ne me convient pas donc t'as pas trop à t'inquiéter pour moi, mais c'est important que tu saches que tu peux absolument tout dire et tout arrêter à tout moment, d'accord ?
– D'accord. Du coup…
– Oui ?
– Est-ce que je peux m'asseoir ? Ça m'intimide un peu que tu sois penchée au dessus de moi comme ça pour discuter. »
Elle éclata de rire en se relevant et lui tendit la main pour l'aider à se redresser. « Viens, on va se mettre dans le salon, ça sera plus confortable et tu pourras aussi faire des câlins à Loulou et Boutin, ça fait tellement longtemps que t'es pas passé que je suis sûre qu'elles te manquent. »
Il ferma les yeux sans trop savoir pourquoi au moment de passer la porte. Peut-être s'attendait-il à ce que tout ait disparu une fois de plus et qu'il se trouverai chez lui, dans son couloir. En les ouvrant à nouveau il se réjouit d'être bel et bien encore chez elle.
Il entra dans le salon, faisant grincer le parquet à chaque pas. Elle était déjà en tailleur sur le canapé vert sous la fenêtre. Une chandelle sur la table de chevet dégageait une odeur de miel et deux grosses bougies noires disposée sur la table basse faisaient danser les ombres de ses cheveux sur son visage. Boutin occupait déjà la place à sa droite et se frottait contre elle sur le dos pour réclamer que quelqu'un daigne lui caresser le ventre. Elle se redressa en le voyant. « Installe toi, j'ai oublié un truc. Tu veux boire quelque chose aussi ? J'ai de l'eau, du sirop de pêche et du martini sans alcool. »
Elle traversa le salon pour retourner dans la chambre en effleurant doucement ses épaules au passage. Il n'avait pas eu le temps de répondre. Se dirigeant vers le canapé qu'elle occupait précédemment, il senti un frôlement contre ses chevilles. « Bramiamiaou ! » C'était Loulou qui venait réclamer sa part de câlins. Il souleva Boutin pour s'asseoir et la poser sur ses cuisses. Loulou eu l'air vexé et alla observer la flamme d'une des bougies depuis le second canapé.
« Comme j'ai pas entendu ta réponse j'ai pris deux verres et j'ai tout ramené. C'est con j'ai plus de tonic, le martini sans tonic c'est un peu fade. » En l'espace de trois minutes elle s'était changée et démaquillée, il n'avait rien entendu. Elle portait à présent une tenue qui le mettait bien plus à l'aise en regard de ce qu'il avait lui sur le dos. C'était une combinaison en pilou blanche avec des motifs qu'il ne distinguait pas dans la pénombre. La fermeture se trouvait sur le devant et elle n'avait fermé le zip que jusqu'au niveau du nombril, dont il pouvait apercevoir le haut. L'encolure pendait légèrement et laissait deviner ses clavicules. Il n'osa pas attarder son regard entre ces dernières et le zip de peur de rougir. Aucune nudité n'était visible, mais elle dégageait une aura d'intimité qui le troublait.
Elle s'assit à l'autre bout du canapé et entreprit de lui servir le martini au sirop de pêche qu'il avait finalement choisi. Avant de se servir elle même, elle passa un petit instant sur son téléphone pour choisir une musique d'ambiance pendant que lui passait ses doigts dans l'épaisse et douce fourrure blanche de la boule de poils qui ronronnait sur ses cuisses. « À nous deux, fit-elle en lui tendant son verre, et aux rageux qui nous font rire. »
Il se remémorait la première fois qu'il l'avait rencontrée. Il fuyait le domicile familial après avoir annoncé sa transidentité à ses parents. Il était arrivé au milieu de la nuit après avoir traversé toute la ville. Elle n'avait pas hésité en dépit du risque de se voir accuser de détournement de mineur et il avait pu passer trois jours dans la mezzanine qu'elle avait aménagé pour des situations comme celle-là. Le deuxième soir elle lui avait présenté un ami à elle et iels avaient passé presque toute la nuit à faire du karaoké avant qu'elle et son flirt ne s'éclipsent dans la chambre pour profiter de quelques heures d'intimité. Il s'était senti heureux pour elle.
La nuit avançait doucement et il se rendit compte qu'il avait quasiment monopolisé la parole alors qu'elle n'avait prononcé que quelques mots pour orienter la discussion. Ça n'avait pas l'air de la déranger, elle semblait aussi bien à l'aise dans l'écoute que quand toute l'attention était centrée sur elle. Il réalisa aussi que cela faisait plusieurs minutes que leurs mains avaient cessé de s'éviter dans la fourrure de Boutin et que leurs doigts s'entremêlaient doucement. Elle s'amusait à faire tourner sa bague de pouce à roulements en l'écoutant raconter comment il prévoyait de rendre visite à l'un ou l'une de ses amoureuses au cours des prochaines vacances.
Sentant son cœur accélérer et le rouge lui monter aux joues il s’interrompit, baissa la tête et fit mine de fixer les yeux bleus profond de Boutin. Elle défit ses doigts des siens pour les passer doucement sur le dos de sa main.
« Tu as envie de m'embrasser finalement, c'est ça ?
– C'est si évident que ça ?
– Bah ça fait cinq minutes qu'on a les doigts entortillés sur Boutin et tu viens de détourner le regard en rougissant, pas besoin d'être Miss Adler pour s'en rendre compte. »
Elle se rapprocha de lui et lui fit doucement relever la tête en passant l'index sous son menton. Il parcouru la distance restante en fermant les yeux puis senti ses lèvres toucher les siennes. Elles étaient étonnamment douce et moelleuses. Après quelques instant, sans se détacher d'elle, il posa la main dans sa nuque pour sentir ses cheveux. Le seul mot auquel il pu penser avant de perdre la notion du temps était « soyeuse. »
C'est elle qui brisa l'étreinte, elle souriait, lui aussi. Il se sentait bien, mais fatigué. « On va se coucher ? » proposa-t-elle.
« D'accord, il acquiesça. Je commence à être un peu claqué.
– Je te laisse chauffer les draps, faut que j'aille prendre une douche rapide et me brosser les dents. »
Il se dirigea vers la chambre et l'entendit depuis la salle de bain : « Laisse pas Boutin rentrer et ferme bien la porte, ça va être chiant de la sortir sinon et elle va être relou ! » Elle avait bien fait de le prévenir, Boutin était justement au pied de la porte, en train de fixer sa main sur la poignée avec insistance.
La guirlande était encore allumée et la couette était repliée sur le matelas, prête à l'accueillir. Il se glissa dans le lit et se tourna sur le côté pour l'attendre. Le bruit de la douche s'arrêta et quelques minutes plus tard ce fut au tour du robinet de s'allumer puis de s'éteindre. Il était bien au chaud sous cette couette et ne se senti pas s'endormir. Il se réveilla avec le soleil, dans la même position que la veille. Son bras était posé sur le flanc de son amoureuse et il était de retour dans leur chambre.
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